Un pont entre deux rives
Ma chère Val La jument verte de Val a eu l'idée d'explorer un peu les prix Nobel de littérature. Comme elle a bien fait. Nous nous sommes décidés sur le cru 1961, Ivo Andric. Nous avons opté pour son roman le plus connu Le pont sur la Drina. J'ai été enthousiasmé à la lecture de ce bouquin choral (terme qu'on n'employait pas à l'époque) dont le personnage essentiel est justement ce pont. Peu de choses sont aussi compliquées que les Balkans. Elles le furent de tout temps. Encore maintenant l'ex-république de Bosnie-Herzégovine, jadis yougoslave, est divisée en fédération de Bosnie-Herzégovine et République serbe de Bosnie. Comprenne qui pourra. Mais le roman débute bien avant, à la fin du Moyen Age. C'est une chronique de quatre siècles qui court du XVIe siécle à 1914, date où cette région entra définitivement dans l'histoire, en sa capitale, Sarajevo.
Visegrad, sur la Drina, une ville où cohabitent, pas si mal, chrétiens, juifs, musulmans de Turquie. Un pont vient d'être bâti, un pont destiné à durer, reliant les deux rives, Bosnie, Serbie, Orient, Occident. Plus qu'un symbole, une date. Le pont sur la Drina sera notre personnage principal, le héros de notre histoire. Sur lui, et en dessous, de part et d'autre, s'agiteront pendant 400 ans une foule d'hommes et de femmes, dignitaires, petits fonctionnaires, paysans, commerçants, militaires. Du tout venant, la vie dans une de ces bourgades, un endroit que de nos jours on peine encore à identifier précisément.
Le pont sur la Drina est à mon sens un livre majeur, pas toujours très simple vu la multitude de personnages au long de ces quatre siècles. Mais on a l'impression que le pont grouille de vie, de rencontres, de rendez-vous, de querelles. Les différentes confessions se titillent bien un peu mais dans l'ensemble les hommes et les femmes s'activent à y rendre l'existence somme toute acceptable. Et l'on finit par s'attacher à tous, les confondant parfois mais tout cela convient bien à ce melting pot bosno-serbo-croate, où pope, rabbin et hodja ne dédaignent pas de converser, souvent sur ce pont ou aux abords. A ce propos un petit lexique aurait été bienvenu.
Evidemment tant d'années en communauté ne vont pas sans frottements et les hommes ne progressent pas toujours, bien au contraire. Et c'est ainsi qu'après ce voyage dans le temps, en ces Balkans si méconnus, où l'on a vu vivre toute une humanité du mendiant au potentat local, du petit commerçant au modeste éventaire au gros propriétaire, de la toute jeune servante à sa patronne omnipotente, on en arrive au XXe siècle, un aboutissement, un tournant, une fin de quelque chose.
Ivo Andric a publié ce livre en 1945. On a cru après-guerre que la Yougoslavie naissante apaiserait la poudrière balkanique. On sait ce qu'il en est advenu. Dans ce Sud-est européen si mal défini, si susceptible (Macédoine du Nord, Kosovo, etc.), ce roman fondateur nous aide à nous y retrouver. La complexité balkanique reste cependant rétive à nos réflexes occidentaux. Je suis bien sérieux là mais surtout Le pont sur la Drina est une formidable chronique d'un pays multiple, tragique et cocasse, parfois presque burlesque et parfois cruelle. A (re)découvrir, on quitte à regret le pont Mehmed Pacha Sokolovic, ce fabuleux ouvrage d'art achevé en 1577 et inscrit à l'UNESCO depuis 2007. Andric, bosniaque de naissance, croate par son origine et serbe par ses engagements, en est une parfaite synthèse.